Crue - prologue
Les plages sont des lieux épouvantables pour les petits animaux.
Particulièrement lorsqu’ils sont régurgités par une mer trop pleine sur une grève caillouteuse sans refuge. La marée basse leur est alors sentence de mort. Il faut moins de cinq minutes aux étoiles de mer et à la blanchaille; à peine un peu plus, peut-être, aux coquillages pour rendre l’âme, asphyxiés. Et ceux qui bougent encore, qui se débattent à l’air libre pour rejoindre la matrice salée qui les a cruellement abandonnés, sont vite picorés d’un coup de bec, ou saisis entre des serres pointues pour être dépecés et dégustés à l’écart, dans des hauteurs étourdissantes qu’ils n’auraient jamais dû visiter.
Un cri strident perce le calme alors que l’oiseau charognard, ayant déployé ses ailes immenses, tournoie dans les airs. « J’ai faim! », dit ce cri. Et sous lui, l’océan est à marée basse.
Par-delà cet océan, aujourd’hui, un spectacle inhabituel attend les habitants de l’île. Dans la mince bande de lumière de l’horizon, chose rare, on les voit briller de toute leur splendeur. Jaillissant des nues, flottant dans le rien. Les élusives Olympiades américaines.
Elles se découvrent, à portée de regard, dans leur glorieuse beauté, si proches et si lointaines à la fois. Un bras de mer – le fougueux détroit de San Jésus – et une frontière séparent l’île canadienne du continent américain et de la ville de Port-des-Anges, juste au sud, à une heure et demie en ferry. Port-des-Anges: une petite communauté ouvrière, pauvre, rurale, champignonnée autour d’une compagnie de transformation du bois en pâtes et papier. Quinze mille âmes mal fagotées s’entassent sur ses rives, et regardent, de leurs salons et salles à manger, le littoral canadien qui doit leur apparaitre, en ce matin de novembre, rose, nordique. Presque appétissant.
Appétissant, oui, dans toute sa simple abondance. Et ils ne sont pas les seuls : un jeune daim salive devant la foison de crocus, asters et arbrisseaux d’automne en fleur des riches jardins côtiers d’Aylmertree. L’élégant cervidé se tient en retrait, immobile, mâchouillant un bout de l’arbuste à fraises du jardin jouxtant le poste de police et la caserne des pompiers. Comme les majestueuses Olympiades, il est beau. Et comme elles, il possède cette faculté d’invisibilité intermittente : on ne le voit pas; puis, soudain, il est là, à quelques centimètres de soi. Mais si on détourne le regard, même une seconde, il disparait à nouveau.
Il fait partie, ce bel animal, de ces choses un peu magiques du cosmos et de la nature qui ont su subsister à la racle féroce du progrès; ces manifestations étranges que la science moderne n’a pas encore tout à fait comprises, que l’entendement gouverné de raison n’a pas encore su dompter, se bornant alors à les étiqueter d’« illusions optiques », faisant basculer l’odieux vers celui qui perçoit, plutôt que de reconnaître le mystère de ce qui est perçu.
Comments
Post a Comment