Emmanuelle
"Il s'est penché sur son humble servante ;
Désormais, tous les âges me diront
bienheureuse."
L’imagination tentait de jaillir.
Il ne s’agissait pas d’une très
grande lutte.
Pour l’instant, quelques détails la retenaient à peine en ce
bas monde : une route enneigée déployée voluptueusement dans la nuit creuse de
novembre, la danse énervée des flocons devant les phares, les lumières de la
ville et des véhicules clignotant tout autour. Mais c’était tout. Pour elle, le
temps s’était suspendu. Autre chose était en train de se passer entre les quatre
portières de la petite Honda d’occasion en mouvement sur la promenade achalandée séparant Ouatane de Dull. Un hautbois sournois,
d’abord. Plein de paix, de bonne volonté et d'amour sensuel; il s’était mis à
suinter entre les quatre vitres crinquées serré pour garder l’air froid au
dehors. Venait ensuite ce qui ne pouvait être que le soupir d'un ange. Caressant le dedans de l'oreille avec la plus grande délicatesse, il allait se fondre au ciel dans un souffle divin, pur, exempt de l'impiété des mortels et loin de leur confuse imperfection. Au fur et à mesure que la musique montait, l’habitacle habité de Bach s'emplissait également d'autre chose sous les yeux ébahis d'Emmanuelle. De longues et sinueuses giclées sanglantes sourdaient, dégoulinant le long des parois en polymère. Le sang - eh oui, c'était bien du sang, ce liquide sirupeux et presque noir - s’échappait de chaque interstice de la cabine, se gonflant emplissant tout
l’espace comme il emplit la bouche du fusillé. On tuait par ici. On mourait par
là. Et pendant ce temps, le soprano lacérait l’air à tue-tête. Le hautbois agonisait. Au ralenti,
avec beaucoup de grâce, mais aussi avec beaucoup d’infaillibilité : la lame déployée s’enfonçait puis se rétractait, maculée, transsudante, gluante.
C’était cela! Elle venait de trouver. La victime serait assassinée d’un coup de couteau dans le dos, d’une
main jalouse, qui frapperait, encore et encore
(ça se passerait dans un local universitaire ou collégial après les heures de cours),
tailladant les chairs surprises dans un désordre sanguinolent de cris et de
spasmes ultimes, dans le sanglot long de la trahison, pendant que l’espace
sonore serait tout à fait gorgé du chant magique et enveloppant, Quia respexit :
Il a vu ! « Mais je te faisais confiance – Mais je te tue, mais je t’ai tu », encore
et encore. Un couteau, japonais par-dessus le marché, qui avait eu le malheur de gésir là, sur la tablette, à cause des boîtes ouvertes un peu plus tôt. Des boîtes
d’éditeur, remplies d’exemplaires neufs, tout chaud sortis de l’impression et à présent déjà souillés de l'hémoglobine jadis chérie. Une co-production, parue sous les Presses Universitaires de
Louvège, et dont la couverture se lirait ainsi, entre les éclaboussures rouges se multipliant:
«
Imaginaires marginaux et indifférance des sexes: la fluidité fratricide à l’ère
du cyberqueer ».
Omnes ! Omnes !
Le corps aimé, le corps désiré, qui avait donné
tant de plaisir, qui l’avait étreinte, embrassée, soulevée pour la pénétrer longuement debout de son
sexe raide et vigoureux; combien de fois lui avait-il tiré les gémissements du délice, l'avait-il fait jouir en hurlant? Le voilà qu'il s’affalerait, comme un vieux sac de patates, irrémédiablement vidé de toute vie. Et sa chute produirait un bruit sourd, dans le rayon
poussiéreux de la lumière jaunâtre d’une ampoule bon marché. Tout cet extase, tout ce feu charnel qui les avaient consumés, et qui ne se résumait plus à présent qu'à cette masse étendue à ses pieds, la tête un peu désarticulée, et les yeux bien ouverts (pour qu’on voie qu’il était à cent pour cent mort et qu’il ne respirait plus)… non… oui ! Oui, c’est horrible à souhait. Et la meurtrière reculerait en tremblant, le
regard écarquillé, portant les mains devant sa bouche - des mains toutes pleines
de fraîches traces rouges jusqu’aux poignets, et même jusqu’aux avant-bras, et sa
chemise en soie aussi serait ruinée, et elle bousculerait quelques objets posés
sur un bureau en voulant s’y appuyer, le maculant également - Oh, comme il
serait difficile de le nettoyer, ce sang, par la suite, comme il s’agripperait
irrémédiablement aux flaches des cuirettes, aux écorchures des vieux meubles
cléricaux et à la poussière milléniale du plancher, en grosses taches
accusatrices…
Omnes ! Omnes !
La voiture s’était engagée dans le tournant où
personne ne cédait le passage pourtant indiqué, mais avait fini par passer, et
les pneus d’hiver mordaient maintenant avec assurance l’asphalte glacée du boulevard qui s’enfonçait entre les arbres. Des serpentins de poudrerie fine
balayaient le chemin éclairé au pied du véhicule, et la conductrice, gagnée par
la hâte d’écrire, laissa son pied s’alourdir un peu sur l’accélérateur. Ce
meurtre n’aurait pas été intentionnel. Impossible. Non, il s’agirait de l’œuvre
d’une passion, morbide peut-être, enfin sûrement, mais assez forte pour
engendrer spontanément ce geste final. D’ailleurs, dans les romans, les jeunes
meurent toujours ainsi. Ce sont les vieux dont on prémédite le meurtre, avec
soin, de longues années durant. Ainsi, tout le monde a le temps de vieillir,
rancœurs incluses. Le vieux sang macère : le jeune jaillit. Et c’est ce qui se
serait passé dans le roman qui semblait vouloir s’écrire dans la tête d'Emmanuelle. Une autre qu’elle se serait étonnée de ce drôle de trajet de retour,
mais pas la petite précaire post-doctorale, à qui ce genre de phénomène
survenait parfois. Coupant le moteur, elle vit les taches s’estomper et le
tableau de bord redevenir ce qu’il avait toujours été : un vulgaire morceau
thermoplastique gris, qui devrait maintenant résister au froid extérieur de toute une nuit.
Elle claqua la porte, après l’avoir laissée ouverte pendant un moment pour
laisser s’en échapper la chaleur intérieure et l’empêcher ainsi de givrer le parebrise.
Voilà, le petit théâtre était maintenant fermé. Sa longue jupe frôlait la neige
alors qu’elle hâtait le pas, ayant laissé son véhicule à sa place assignée au
milieu d’une centaines d’autres sagement alignés, et elle traversa ce troupeau
de taule en enfonçant la tête dans son cou pour se protéger des rafales
polaires. Il y a longtemps qu’elle ne voyait – ni ne sentait – les gros tas
de détritus qui jonchaient l’allée menant à la porte en fer, ni d’ailleurs les
fumets de cuisines diverses qui enrubannaient les corridors sombres menant à son
petit deux et demi. Dès qu’elle ouvrit la porte, elle se précipita à son bureau,
sans même prendre la peine d’enlever son manteau.
Ce ne fut que quelques heures
plus tard qu’elle refit surface au monde des vivants;
épuisée, exsangue, affamée et titubante, mais satisfaite.
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