Joyce
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« Aylmertree est un véritable petit Fantasy Island et nous sommes honorés de le servir, patrouillant avec ferveur jour et nuit afin de le garder sain, propre et pur à l’image de ses résidents. Nos membres sont dûment entrainés à observer respect et déférence envers les seniors et membres propriétaires de la communauté, sans hésiter toutefois à montrer les dents et appliquer toute la force nécessaire envers les malfrats, errants, itinérants et/ou autres intrus indésirables qui chercheraient à en déranger l’ordre. Nous sommes particulièrement fiers des efforts en ce sens de nos policiers visant à aider les indigènes à rester dans les enceintes de leurs réserves et à les éduquer afin qu’ils comprennent l’importance de la limite ».
Sgt Geoff Pearson
Chef de police
Aylmertree
- Qu’est-ce que c’est que ce paquet de sottises?
Le Sgt Joyce Dick a lancé le pamphlet luisant sous les yeux de l’agent Shamus Listerbie, et maintenant elle attend sa réponse, le fixant de son regard noir et profond.
Listerbie recule sur sa chaise, glisse l’index entre son cou et le col rigide de sa chemise, geste qu’il fait toujours quand il est mal à l’aise. Dick le sait, à force de passer tout son temps avec lui à le former. Enfin, l’épauler. L’éducation de Sqwiq, tel qu’elle l’a rebaptisé affectueusement, « petit chiot » en lekwungen, sa langue natale, ne fait pas partie de son mandat; c’est elle qui se l’est donné. Le jeune homme manque seulement d’un peu de confiance en lui. Et de direction.
Elle a tout de suite sympathisé avec ce subalterne timide en intégrant son poste de chef de police de l’agglomération huppée et fossilisée de l’île. Sqwiq est d’ailleurs une des seules personnes avec qui elle s’est sentie assez bien pour être elle-même. Ses débuts n’ont pas été des plus commodes ici. Ce n’est pas tant qu’elle ait pris la place d’un homme, boomer et conservateur, sis dans une communauté de résidents tout aussi boomers et tout aussi conservateurs en plus d’être considérablement mieux nantis qu’elle, son prédécesseur et Sqwiq réunis; ni le fait que le bonhomme ne lui a pas rendu la tâche facile en emportant avec lui la plupart des dossiers sur lesquels il était censé avoir travaillé, l’obligeant à reprendre les enquêtes depuis le début et à trouver seule les réponses aux milles questions qu’il avait léguées, partant sans laisser de directives. La jeune femme a l’habitude de se débrouiller sans aide. Sur la réserve, dans sa jeunesse, c’est elle qui s’est toujours occupée des autres petits « memunus », même si elle ne faisait pas partie des plus vieux du groupe. Elle a ce calme, ce caractère solide qui fait qu’on lui fait confiance. Elle a toujours su convaincre, également, les autorités blanches, avec l’assurance et l’aplomb nécessaires pour repousser le zèle (ou le harcèlement) des Services de Protection de la Famille lorsque survenait un souci avec l’un ou l’autre des résidents de la réserve. Mais, même à l’époque, elle ne se contentait pas de repousser la menace. Elle agissait, veillait sur chaque « munu » comme s’il s’était agi de son petit frère ou de sa petite sœur, insistait pour faire valoir ses droits auprès des conseils, organiser une surveillance provisoire chez les ainés le cas échéant. On savait qu’elle deviendrait sûrement une mère de clan, un jour. Un jour. Pour l’instant, elle a choisi une autre voie. C’est justement ce rôle de vigile et de porte-parole envers les blancs qui l’a poussée vers une carrière policière.
L’école de police a représenté un autre défi. Une femme, amérindienne par-dessus le marché, dans les rangs plutôt phallocentriques des apprentis policiers anglo-saxons n’a pas toujours été bien perçu auprès des formateurs en techniques policières. Cependant, il leur a fallu admettre qu’en plus de se montrer opiniâtre, la jeune femme n’était pas si facilement éliminable. Tests après tests, qu’ils soient d’endurance du corps ou de l’esprit, elle leur avait prouvé encore et encore qu’elle était une battante, et, par ce fait, peut-être, un élément désirable.
Et puis, depuis le début du millénaire, le vent politique a tourné. Les cohortes uniformément blondes et masculines sont apparues de moins en moins sexy. On veut maintenant de l’inclusion. Montrer une certaine ouverture d’esprit s’affiche au goût du jour. Cependant, sur les dix jeunes issus des premières nations de sa promotion, Joyce est la seule qui se soit placée, qui ait eu un vrai poste. Elle ne se fait pas d’illusions. Au diable les beaux discours de diversité culturelle. C’est une façade pour bien se faire voir. La sergente-détective n’est pas dupe; elle sait très bien qu’elle n’est pas plus aux yeux des blancs au pouvoir que l’ « indienne » de service. Peu importe. Pour elle, l’essentiel, c’est d’avoir gravi les échelons en passant par le chemin officiel. Et elle est toujours convaincue que c’est le chemin par lequel aider les siens au mieux. Ne serait-ce que pour un seul cas. Ce sera déjà ça.
Et, sur ce plan, la sergente-détective Joyce Dick n’a pas perdu de temps. Des cinq femmes disparues, dont les photos affichées à l’entrée du poste avaient eu le temps de pâlir, et dont les placards écornés étaient restés bien trop longtemps épinglés au babillard avant son arrivée, trois avaient été retrouvées. Une vivante. C’était déjà ça.
Maureen O’Soop, 19 ans, était rentrée chez les siens saine et sauve. Enfin, sauve, oui, mais saine, peut-être pas tout à fait, si on comptait son état émacié et son petit problème d’addiction aux stupéfiants – ce qui l’avait entraînée dans le crackhouse où Joyce l’avait extraite des mains des voyous qui la prostituaient en échange de drogues : mais au moins, le cœur de la jeune fille battait toujours, elle respirait, bougeait et parlait, et elle était tombée en pleurant, comme un petit oiseau frêle et blessé, dans les bras de la policière qui la rassurait en lekwungen. Elle ne peut, malheureusement, en dire autant de Tanya Quacksister. Ni d’Angela Lilycrap. Leurs corps froids ayant garni les tables d’autopsie ne montrant, pour leur part, aucune trace de susbtances illicites, mais évoquant avec assez d’évidence les nombreuses violences qu’elles avaient subies, et qui avaient fini par avoir raison d’elles. Dick avait dû rencontrer les proches, leur annoncer la nouvelle. Le père Lilycrap se tenait droit sur sa chaise pliante en métal, dans la salle familiale de son humble demeure, le visage de marbre, mais les yeux brillants, où roulaient des petites larmes qu’il avait essuyées avec ses doigts.
Les Lilycrap et Quacksister font partie de ceux qui portent sur leurs noms la balafre des temps coloniaux, quand des agents aux « affaires indiennes » chargés de recenser les premiers habitants du territoire canadien ont mesquinement retranscrit les appellations en salish, chinook, haidia, lekwungen, cree par des mots qu’ils croyaient entendre, la plupart du temps dégradants, en anglais. C’était une façon de les diminuer davantage. Les récipiendaires n’avaient pas le même rapport ni le même attachement à un nom. C’était pour eux le mot utilisé par les blancs pour les papiers officiels requis par les blancs. Ça ne changeait pas grand-chose à leur vie. Aujourd’hui, leurs arrière-petits-enfants portaient cet héritage avec une dignité défiante qu’on ne pouvait qu’admirer.
C’est pourquoi, ce matin, la découverte du pamphlet, imprimé à une époque précédant son affectation, est venue la surprendre comme une claque en pleine gueule. Elle toise à présent son protégé d’un regard courroucé. Comment peut-on laisser passer des insultes pareilles, et, qui plus est, permettre qu’elles soient imprimées et distribuées? « Aider les indigènes à rester dans les enceintes de leurs réserves », comme des prisonniers sur leurs propres terres! Et puis le terme « indigène »… tellement condescendant. D’habitude, Joyce n’est pas trop regardante. Elle s’en fout un peu, à vrai dire, si on la qualifie d’ « autochtone », de « Premières nations » ou même de « racisée », ce dernier terme la mettant tout de même un peu mal à l’aise. Quand on sait aujourd’hui que le concept de « races » humaines est une construction idéologique révolue, et qu’il n’y a pas plus de « races » qu’il y a de supériorité aryenne ou de petits martiens verts. Mais indigène ! C’est aller trop loin. Le mot sonne comme une insulte.
- Heu… l’énoncé de… mission, finit par expectorer le jeune agent, tout en dardant un regard coupable envers sa supérieure.
- Enlevez-moi ça tout de suite de notre site. C’est inacceptable.
Elle a le temps de voir du coin de l’œil Shamus-alias-Sqwiq acquiescer. Il s’est habitué maintenant à ses ordres, et s’exécute immédiatement. Un lien de confiance s’est établi entre eux.
Pour lui montrer sa bonne volonté, elle s’empare (avec « toute la force nécessaire », comme il est écrit dans l’infâme brochure) de la corbeille de déchets. Quelques gobelets de plastiques y gisent, roulant honteusement au fond.
« Vous serez mieux dans le caisson de recyclage! » dit-elle en raillant. Dehors, l’air matinal accueille la sergente-détective de toute sa douceur pacifique. Elle lève les yeux.
Le ciel lui dit qu’il ne pleuvra pas encore pour au moins deux heures. S’il pleut.
C’est alors qu’elle l’aperçoit. Il est là, à un mètre tout au plus.
Le truc, c’est que c’est la saison du rut. Ah, Jeez. Joyce Dick s’immobilise, le panier encore entre les mains. Tout doux. On dirait qu’elle l’a effarouché, en passant si près de lui. Elle vient de voir les petits bois. Ils ne sont pas encore bien longs, mais ils sont là. C’est un jeune daguet qu’elle a devant elle. Bonté divine. C’est bien sa chance.
Les bois : appendices qui poussent plus vite qu’un ongle incarné par un soir de pleine lune. Mini-bois le matin, mâle en chaleur le soir. Elle voit qu’elle l’a énervé. L’animal recule, pour se donner un élan. Bizarre, il semble écumer de la gueule. Joyce panique. Elle sait qu’il faudra le prendre par ces cornes, c’est la seule façon de contrer l’attaque. Mais celles-ci sont encore bien courtes. Dick n’aura pas assez de prise pour neutraliser la charge. Ces animaux concentrent leur force dans leur cou, d’une puissance stupéfiante. Celui-ci ne cesse de courber l’échine de côté, comportement qu’elle n’a encore jamais vu. Elle a dû interrompre un accouplement en devenir. Se mettre entre lui et une daine. Mais pas le temps de chercher la possible partenaire aux alentours. Elle ne veut pas quitter le daim des yeux.
Cette supposition lui donne une idée. Sans trop réfléchir, elle avance jusqu’à la hauteur des caisses de recyclage, devant lesquelles son véhicule est stationné. Quelques enjambées à peine la séparent du tout-terrain, qu’elle contourne de façon à le mettre entre elle et l’animal. Celui-ci semble décidé, pourtant. Il gratte la terre, préparant son sprint. Joyce ne comprend pas tout à fait pourquoi le jeune animal lui en veut; mais elle ne se sent pas la force de se mesurer à lui alors qu’il est sous l’effet puissant de son instinct de mâle, et elle recule, acculée au mur contre lequel ont été placées les boîtes à déchets.
Le daim, de toute sa grâce, s’élance alors vers elle, chargeant tête première. Ces animaux exceptionnels sont capables de bonds de plus de deux mètres de haut, et c’est ce que démontre le spécimen en question, bondissant dans un élan magnifique pour franchir l’obstacle que constitue la voiture de patrouille. Joyce recule encore davantage contre le mur, dans un halètement d’épouvante, se protégeant maladroitement du petit panier qu’elle tient, alors que le cervidé se jette sans équivoque dans sa direction. Mais au moment où les délicats sabots touchent dans toute leur plus grande élégance la taule du capot l’Explorer hybride blanc et bleu, quelque chose de complètement imprévu se produit : un éclair jaune-feu qui l'éblouit.
La caméra de sécurité numéro 5, celle installée à l’extérieur angle B enregistrera une fulguration aveuglante emplissant une seconde l’entièreté de l’écran, suivie du claquement retentissant de la taule volant en éclat. La sergente-détective n’a plus le temps de réfléchir. Elle se jette dans le petit espace entre le mur et l’immense caisson alors qu’un nuage-champignon sombre est lâché vers le ciel, ainsi que d’autres projectiles fusant du véhicule.
En ce matin timoré de novembre, à Aylmertree, Elizabethville, New Shetland, deux éléments auront protégé la jeune policière. Le daim, tout d’abord. Le jeune animal dans la force de l’âge aura sacrifié sa vie pour épargner celle de la sergente-détective, en frappant la carrosserie du véhicule piégé avant qu’elle n’ait le temps d’y monter elle-même. Car elle y aurait monté. Inévitablement. L’explosion n’était pas fortuite. Elle était prévue. Elle lui était destinée.
Ensuite, le caisson de recyclage de la ville d’Aylmertree, version industrielle; dont la fonction récupératrice aura été momentanément détournée en bouclier de fortune, étant assez haut et assez gros pour barder la jeune femme au moment de l’explosion et la prémunir des projectiles que la déflagration aura générés.
Quelque chose heurte d’ailleurs violemment le bac, tombe par terre et roule aux pieds de l’agente. Celle-ci met quelques instants avant de retrouver ses esprits. Elle étire le cou pour voir ce que c’est, et croit d’abord voir une pièce automobile calcinée, peut-etre un bout de pneu. Mais en regardant mieux, elle se rend compte qu’il s’agit en réalité de l’animal. Un bout de l’animal. En fait, la moitié de sa tête, que l’explosion a fait éclater. Le côté gauche de son museau, le bois, et un œil.
Un œil qui la regarde avec le même air effarouché que tout à l’heure, sauf que maintenant qu’il est séparé de son jumeau, on dirait qu’il la fixe encore plus intensément, comme pour dire : « surveille tes arrières ».
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