Toujours vivant!

     L’aube timide se fait sentir. Un fouillis d’au moins mille oisillons piaillant comme des malades ont été s’entasser dans le même arbre, malencontreusement situé juste en dessous de sa fenêtre laissée entrouverte. Orage remue péniblement. Il ne se souvient pas comment il a regagné son lit la veille mais remarque qu'il a toujours son paletot serré en travers des épaules et qu'il a un poignet ankylosé.

     Mais où est-il déjà et par quel mauvais sort du diable? 

     Ah, oui. Elizabethville. 

     Dehors, le délire aviaire atteint son comble. On dirait que toute la gent plumée de l’île a snifé de la coke puis s’est donné rendez-vous sous sa fenêtre. 

     « Non, mais c’est-tu possible d’être encore plus bruyant? » beugle-t-il. 

     Ignorant son sarcasme, et comme pour bien souligner qu’ici, on est en terre « idyllique », gazouillante et sanitaire, les oiseaux s’éclatent de plus belle. Pas moyen d’être de mauvaise humeur tranquille, pense le diplomate en s’enfermant dans la douche. 

     Il décide qu’il ira prendre son café à la cantine attenante au motel, aperçue la veille, et qui, bien qu’un peu cracra d’apparence, constituera sûrement un endroit idéal pour déjeuner facilement. Ces motels à prix modique, tous les mêmes de par le monde, Maurice Orage les connait bien. S’ils ont leurs défauts, ils sont du moins à coup sûr dotés de ce genre de cuiller graisseuse aux repas sans goût mais honnêtes. 

     Il s’avère cependant qu’il aura à patienter encore un peu: de la cantine aperçue la veille, en fait, ne subsiste plus en réalité que l’enseigne. En s’approchant, il voit l’établissement barricadé, et le peu d’intérieur que révèlent les pans de fenêtres visibles parait aussi réjouissant qu’un cadavre blême au fond d’une tranchée boueuse. Les affaires ne doivent pas tourner aussi bien que prévu pour The Green Crest Inn Motel and Diner. Au moment où il fait cette découverte, un couinement étouffé lui parvient du sol. Il sursaute. Depuis le mur où il s’appuie, se gaussant en lui présentant toute l’étendue de sa maigre dentition, un jeune homme sale l’observe en raillant.

     Orage tourne les talons.

     Un peu plus loin, un Starbucks méphitique se fait désirer derrière ses quelques tables en plastique mouillées sur lesquelles ont été appliqués d'énormes autocollants interdisant la cigarette. À l’intérieur, on est doublement assailli par la forte odeur de grains sur-torréfiés et un jazz simili cool, de ce genre qui en met trop et qui ne plaît qu’à ceux qui n’ont pas à l’écouter.

     « Bonjour, comment vous sentez-vous aujourd’hui? » lui fait la jeune caissière dont le sourire bagué se déploie au point de lui déformer la moitié inférieure du faciès. 

      – Toujours vivant! » Répond Orage du tac au tac. 

     La jeune fille, que ce genre de plaisanterie bornée débèquète, car elle ne pourrait concevoir émettre elle-même une imbécillité pareille sans rougir de honte et aussitôt s’enfouir le nez dans son anneau ombilical, reste un moment interdite, presque insultée, et, comme indécise, non pas sur le genre de réaction à afficher, mais à savoir si elle devrait seulement en montrer une. Elle finit par choisir, en guise de résistance, de dévisager son client, les yeux aussi vitreux que celui d’un poisson en spécial au supermarché. 

     – Comme vous voudrez », répond-elle, impassible entre ses prothèses orthodontiques.

     Maurice Orage lui commande un café au lait géant avec sucre synthétique et, après beaucoup d’hésitation, un demi bagel sec de la veille, seul aliment comestible entre les variétés d’étouffe-chrétiens glutineux occupant le présentoir, qu’il paye une petite fortune, avec regret. 

     ll sort son téléphone et commence à étudier la carte d'Elizabethville, ainsi que l'emplacement du poste de police, où il a pris rendez-vous, et se rend compte que celui-ci est situé un peu plus loin qu'il ne le croyait. Un taxi ce sera donc.  Il espère sincèrement qu'il y en a d'autres que ces affreux tacos jaune hurlant qu'il a dû prendre depuis l'aéroport et dont les chauffeurs se donnent en spectacle avec leur petit numéro absurde où ils descendent pour vous ouvrir la porte avec la plus grande déférence, s'éreintant de courbettes inutiles, puis astiquant obstinément chaque vitre à l'aide d'un torchon jaune comme leur véhicule. Un peu plus et ils vous balaieraient le bout de la chaussure du poil de leurs couilles. Tout ça fait perdre un temps fou. 

     Mais le stand n'est garni que de jaune rutilant. Et Maurice Orage, en s'avançant vers celui-ci, lance un coup d'oeil découragé vers le bout de ses chaussures. 

*
(Extrait)                                                                   


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