Putain de dinde
« Isabelle-Elizabeth-Marie De Vimmy. C’est comme ça que s’appelle la putain de dinde. 28 ans, célibataire, un enfant, un mètre soixante-huit, corpulence moyenne… Yeux bleus, cheveux châtains… Vue pour la dernière fois près du domicile familial, sur Spitt Road dans la baie d’Aylmertree, le 19 janvier de cette année ».
Le lieutenant Geoff Pearson est roux, grassouillet et chatouillant la cinquantaine.
Il jette le dossier sur le pupitre devant Maurice Orage avec le détachement du sergent qui en a vu d’autres, et qui le laisse savoir.
« Bonne chance », lâche-t-il sans conviction.
L’atmosphère s’est soudain épaissie dans le petit bureau encombré du département de police local. Il y a là, en plus des deux interlocuteurs, le constable Shamus Lesterbie, planté dans un coin et mal dans son uniforme, ainsi qu’une stagiaire qui se cache à moitié derrière l’écran de son ordinateur, et qui a sûrement un nom propre mais que Pearson persiste à appeler « Sweetie ». Tous les trois surveillent Maurice Orage comme un chat sachant chasser : une souris déjà en travers de la gorge.
Bref, ça s’annonce bien.
Déjà, tout à l’heure en arrivant, il a eu l’impression de marcher tout droit dans une télésérie britannique rediffusée sur le Knowledge Network. Pas possible, il devait halluciner, qu’il s’est dit. L’extérieur de la bâtisse, jouxtant le service d’incendie, par son revêtement crème et marron, ressemblait à une maison hollandaise en pain d’épice. Mais l’intérieur s’est avéré plus valétudinaire et authentique encore, avec ses meubles en bois sombre, son vieux téléphone d’époque suspendu au mur, ses classeurs pleins comme on n’en trouve plus…
Le fonctionnaire saisit la pile de feuilles.
– Et… des pistes?
Le jeune Shamus ose un regard curieux en direction de Pearson. La stagiaire baisse les yeux.
S’ils essayent de cacher quelque chose, ils s’y prennent mal. On ne s’intéresse pas à un cas de disparition cinq mois plus tard sans détenir au moins un suspect, ou, au minimum, un renseignement qui en vaille la peine.
Pearson ôte ses lunettes et se frotte la peau des yeux.
« Qu’est-ce qu’on nous fait a chier avec ça… Je vous le dis tout de suite, Orage. C’est à votre tour, maintenant. Peut-être qu’avec votre français, vous… »
Le chef de police a évité sa question. Orage n’aime pas que l’on essaie de gagner du temps sur son dos, mais comme il a commencé à parcourir les pages du dossier, il ne tarde pas à obtenir la réponse qu’il cherchait.
« Terry Katskyn? » S’étonne-t-il en lisant ce nom au bas d’une lettre officielle. « LE Terry Katskyn? Il trempe là-dedans, lui? »
Les choses prennent soudain un autre tournant. Maurice Orage s’était cru envoyé ici retrouver la nièce ou la cousine disparue d’un haut placé du ministère. Il se rend compte que c’est peut-être plus sérieux. Terry Katskyn…! C'est donc le chef de l’opposition officielle fédérale qui serait derrière tout ça, rien de moins? Ceci explique donc le silence de McBarry quant aux instigateurs de cette mission. Mais il reste quand même surpris. Il aurait pu imaginer au moins dix autres ministres commandant un tel service avant de penser à Katskyn.
Le bonhomme est d’ailleurs plutôt bien vu en ce moment au Canada anglais, ce qui est déjà, pour ses positions plutôt de gauche, un tour de force. Son style « c’que-vous-voyez-est-c’que-vous-obtenez », son genre bon chic bien élevé jumelé à ses positions libérales et sa longue tignasse désinvolte plaisent aux caméras et plateaux de télévision. Une photo de lui circule ces temps-ci sur les médias sociaux, prise dans les flammes lors d’un débat à la chambre des communes. Il y ressemble étrangement à un jeune Jack Layton ressuscité version nouveau millénaire, en croisade pour sauver la Nature et l’orphelin. Et tout indique, à en croire les scrutins, qu’il est en voie d'y parvenir.
– L’ordre nous est venu des bureaux d’en haut pour qu’on fasse le maximum, explique Pearson en soupirant. Katskyn soutient que cette disparition est de nature criminelle.
– Il connait la victime...
– Assez, oui. Apparemment elle lui a donné des cours de français, muse le lieutenant en souriant. Vous voyez ce que je veux dire…
– L’amante du ministre, alors?
– Je n’ai pas dit ça.
Cependant, ce qu’il a dit, Pearson, c’est bien « putain de dinde ». Un moment s’écoule. Les deux subordonnés, en retrait, s’échangent pour la énième fois un regard prudent. Orage commence à s'énerver.
« Nous avons mis sur pied une opération de recherche, amassé des témoignages, en vain. Elle s’est volatilisée, et nous, on a d’autres chats à fouetter. »
Pearson frappe la table du revers de la main.
Selon lui, la plus grande opération de recherche de personne disparue jamais effectuée par le Service de police d’Elizabethville avait plutôt bien commencé. Des renseignements fournis par des témoins avaient conduit l'équipe de recherche près de la Marina, là où l’eau forme un bassin assez calme pour garder des voiliers de luxe à l’année longue. Mais à partir de là, plus rien. Comme si la victime s’était jetée en mer, volatilisée. Partie, fort probablement, c’est en tout cas ce que pense Pearson et plusieurs de ses collègues. Il faut dire que c’est attendu. Combien de nanas instables fuient ainsi leur leurs monstres, qu’ils soient réels ou non ? Au New Sheltland seulement, chaque année, environ une centaine de femmes « disparaissent » dans la nature pour échapper à un petit ami agressif ou, le plus souvent, un ex violent. C’est un fait connu, et les villes portuaires les attirent, justement. S’il n’en était du ministre Katskyn, on aurait depuis longtemps cessé de dépenser l’argent du contribuable sur ce cas insignifiant. Et, insiste le chef de police, futile.
Futile, oui, poursuit-il en plissant son grand front tacheté de rousseur, quand on pense à l’affaire Corosive-Allnut… Non?
Orage hausse les épaules.
« Mais si, poursuit le chef, vous savez de quoi je parle. La baie d’Aylmertree a fait la une des manchettes nationales il y a quelques années, vous vous souvenez sûrement.
- Vous savez, j’étais à l’étranger… »
Pearson a l’air embêté.
« Corosive-Allnut. Non, je sais, ne riez pas, c’est vraiment leur nom. Je peux vous l’affirmer, c’est moi-même qui ai préparé leurs papiers, quand ils ont été embarqués. Ça ne vous dit rien? Voyons… le couple américain poseur de bombes? Ils s’étaient infiltrés au Canada depuis Port-des-Anges, situé juste en face.
Orage se sent obligé d’acquiescer.
« Ahh… hé bien : ce coup de filet là, c’est nous. Parfaitement. »
Le chef se tourne vers son auxiliaire qui jusque-là se tenait immobile:
« N’est-ce pas Shamus ? », cependant le lieutenant n'attend pas la réponse du subalterne pour se lancer dans des explications.
Le programme des Renseignements criminels de la police d’Aylmertree (Aylmertree Intelligence Section), mis sur pied après que la police locale ait écroué le couple fugitif, est encore « à l’essai ». Chaque année, il risque le démantèlement au profit d’un autre poste, plus près du centre-ville, où l’activité criminelle tend à se concentrer. Or, ce cas de personne disparue, non retrouvée, ça fait tache, il n’y a pas à dire. Voilà le hic.
Voilà le hic... mais est-ce vraiment ça? Orage sait qu'il n'a pas droit à toute l'information. Cette histoire des poseurs de bombes, d'un projet-pilote d'intelligence, ça n'a rien à voir. C'est pour distraire. On ne craint pas la viabilité d'un programme à cause d'un seul cas. Et puis un ministre de l'envergure de Katskyn n'écrit pas personnellement au chef de police pour retrouver une seule personne. Tout ça sent le camouflage, mais pourquoi? Le lieutenant fait mine à présent de trier des dossiers. Orage sait qu'il n'obtiendra rien de plus de lui aujourd'hui. Il prend donc deux choses: note de ce qu'on révèle dans le but de cacher ce qu'on ne veut pas qu'il sache, et congé. dehors, le ciel bleu, l'air frais et le soleil qui danse entre les feuilles fait contraste avec l'atmosphère pesante du poste de police.
Il devra avancer seul, et c'est tout aussi bien comme ça. Maintenant qu'il en a le coeur net, il peut mener sa propre enquête. Sauf que... pourquoi a-t-il la fâcheuse impression que tout ceci n'est qu'une immense farce? Et que, surtout, le "putain de dindon" principal, c'est lui...
(Extrait)

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