Aylmertree
Imaginez un peu une petite bourgade.
Pleine de raffinement, bordée de jardins fleuris sertis de rues proprettes. Des villas tu-dors, obèses et à moitié enfoncées dans le feuillage, somnolent entre des saules pleureurs satisfaits. Chaque véhicule, dûment matriculé et triplement assuré, circule à une vitesse de conduite moyenne mesurable en mètres et plus lente que celle d’une bicyclette. Marcheur, il vous suffit de ralentir imperceptiblement le pas devant un passage piéton pour que toute circulation s’interrompt incontinent. Au volant, personne ne colle au cul de personne. L’usage du klaxon n’est réservé qu’aux mariages, aux défilés militaires et aux marathons qui traversent la ville deux fois l’an, balisés d’agents aux casques astiqués.
Vous prolongez votre marche. Des allées d’arbres s’échappent dans la brume. Des roses s’épanouissent sur la dentelle des clôtures, des arbrisseaux vous parlent d’élégances oubliées, lâchant soudain quelque volée de moineaux pépiant vers le ciel.
Ce ciel d’ailleurs toujours céruléen à souhait… Au détour de chaque coin de rue, comme une image répétée à rythme régulier, vous réapercevez sans cesse la plaque bleutée de la mer qui scintille.
Tout y est on ne peut plus idyllique.
Maintenant, tournez le bouton de quelques crans encore. Essayez d’imaginer plus charmant, si c’est possible. Je veux dire: vraiment plus charmant. Un charme qui pousse, qui surabonde, qui explose. Qui sort par les oreilles et les trous de nez. Armez-vous de verres fumés, car vous êtes sur le point de rencontrer une ville charmante au point d’aveugler. Des fleurs et bosquets taillés avec précision, certes, mais une précision maniaque, frénétique, compulsive. Pas une branche ne dépasse. Pas une feuille ne se rebelle. Les Dahlias, magnolias, lys et gardénias ne se contentent pas de potager le décor : ils éclatent carrément dessus, s’étalent et dégoulinent en rose vif et oranger scandaleux. Les chemins ne dorment pas : ils vous appellent, vous mâchent, vous avalent, vous digèrent dans une bacchanale de douceurs, parfums et harmonieuses pagailles. L’ombre n’y joue pas avec le soleil : c’est un combat organisé. Jalonné, scrupuleusement marqué, équerre, codé et régi de règles au quart de tour.
Bref, tout ce que rencontre l’œil – rhododendrons, portillons et volets, rutilantes décapotables – souhaite aussitôt lui inspirer sourire et bonne humeur avec le zèle immodéré du sous-fifre saluant le commandant général de sa division.
Les charmants citoyens de cette ville ont du reste le perpétuel sentiment d’être au comble du ravissement et de la satisfaction. Et en fait, ils le sont. Que pourraient-ils désirer de plus au monde? Ils se vêtent de costumes taillés dans le coton le plus doux, le tweed le plus somptueux, la microfibre la plus performante aux tons pastels agencés au paysage. Ils habitent dans la ville la plus charmante qui soit, avec ses charmants autobus rouges à deux étages authentiques, ses cabines téléphoniques d’époque droits sortis de pochettes de disque des Beatles, ses devantures de magasins briochés, ses mails charmants garnis de fleurs charmantes, sa gare minuscule, ses hydravions jouets, ses marinas, ses plages approvisionnées en galets de toutes les couleurs et de toutes les formes, le spectacle charmant des montagnes continentales à l’horizon, le carré charmant du downtown et son Empire Hôtel où est offert le « haut thé » anglais de quatre heures, tradition tout à fait charmante qui consiste à se gaver, au milieu de l’après-midi, d’indigestes sandwichs en sauce et autres galimafrées présentées sur plateaux à trois étages, le tout abondamment arrosé d’Earl Grey et de liqueurs aux propriétés éthyliques fort charmantes du reste. De guillerettes serveuses dodues en tenue d’époque font le service. Et toutes sont guillerettes, et toutes sont dodues, sans exception. Il s’agit peut-être d’un prérequis d’embauche. Mais le plus inquiétant, c’est le sourire. Un sourire Colgate plus large que nature révélant des rangées de dents d’une droiture orthodontiques, et qui apparaît aussitôt au bas du visage de quiconque se tourne vers vous, comme si Dieu lui-même avait installé l’application mobile à cet effet sur chaque visage que vous croiserez ici.
Lorsque les heureux citadins se rencontrent, au détour d’un trottoir au dessin parfait, ils ne manquent pas de se saluer avec courtoisie.
– Charmant, n’est-ce pas?
Ainsi l’on entend un peu partout, de ci de là, ces exclamations spontanées en provenance de gosiers diverses, et qui semblent presque se marier avec le décor enchanteur des lieux … Le promeneur averti se rendra bientôt compte que ces politesses ne s’arrêtent pas aux humains. De derrière un muret montent ici les jappements d’un fox-terrier : « Chawm-chawm cha-cha-chawmon chawman »; d’un lampadaire nous parviennent les cris aigus d’une mouette bien grasse : « chAAAAAmant chAAAAmant », auxquels répond quelque corbeau : « Charrrrrr-charrrrr charrrrrrrrmant ». Un chat sur une clôture écoute cela d’un air excédé. Lui, au moins, s’abstiendra, pense-t-on, mais juste à ce moment il ouvre une gueule démesurée et miaule dans un bâillement : « Maaant. Chawmaaaaan ».
Les habitants des lieux, quant à eux, ne s’en troublent pas. Ils poursuivent leurs activités, vaquent à leurs énigmatiques occupations de gens parfaits et charmants. Lorsqu’ils aperçoivent dans une boutique de jeux un puzzle Ravenburger, ils restent perplexes devant l’image qui paraît beaucoup moins charmante que le spectacle permanent dont ils jouissent chaque jour IRL, en vrai. Ils demeurent ainsi immobiles quelques instants, médusés, tournant et retournant la boîte, cherchant en vain les éléments qui manquent : ne devrait-il pas y avoir, comme ici, un arc-en-ciel dans ce firmament, une voiture d’époque le long de ce trottoir, des cerises dans cet arbre? Ils finissent par la reposer en hochant de la tête. Rien n’est plus charmant que chez eux, après tout.
Et c’est là, dans cet Eden virulent aux accents prismacolores que Maurice Orage a débarqué. Il ne nous reste plus qu'à lui souhaiter la meilleure chance du monde. Il en a besoin.
(Extrait)

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