Du bon côté de la clôture

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6 :36. 6 :36. 6 :36. 6 :36. 6 :36.
6 :37.
6 :37. 6 :37. 6 :37… 


Le cadran clignote et verse dans la pénombre son pouls lumineux, baignant avec chaque battement le rideau et une partie des draps de sa lueur rougeâtre aux chiffres mensongers ; À Irkoutsk ou à Erbil, peut-être, il est l’heure indiquée, et on doit s’affairer joyeusement à préparer un souper. Sauf qu’ici on en est loin : ici, la nuit traverse un creux, et Maurice Orage, un mauvais quart d’heure, à fixer le plafond. Il lance un oreiller vers l’objet qui tombe entre la table de nuit et le mur. La chambre et son décor générique est replongée dans l’obscurité. Il ferme les yeux dans l’espoir de tirer au silence quelques maigres heures de sommeil.

Soudain, comme pour lui donner tort, un cri monte de dehors.

Il se frotte le visage en soupirant.

L’air marin s’engouffre dans la pièce dès qu’il ouvre la fenêtre. Tout en bas, derrière le feuillage, quelqu’un est là, qui occupe la parcelle de trottoir visible entre les branches, braquant son téléphone comme s’il s’était agi d’une arme. Bon, quoi encore. Il se croyait pourtant dans une ville de vieux, réputée pour sa prosaïque platitude, ses dîners à cinq heures, sa limite de vitesse à vingt kilomètre-heure, ses défilés de têtes blanches… et il fallait que lui, bien entendu, tombe sur les seuls chahuteurs des environs juste au moment où le sommeil venait enfin. 

Mais avant qu’Orage n’ait le temps de penser plus avant, une autre silhouette apparaît, agile, qui fond aussitôt sur la première. Un glapissement étouffé se fait entendre. Une fraction de seconde, il croit voir miroiter le reflet d’une lame dans la lumière que projette le néon de l’hôtel, suivi du poc ! de quelque chose de dur qui tombe sur l’asphalte. 

« Hé ! » Lance-t-il. « Hé ! Arrêtez! ».

Des années d’expérience l’ont habitué à garder son calme en pareille situation ; il est en mode action. Déjà dans l’escalier, il pousse la porte de sortie de secours qui n’a jamais aussi bien porté son nom.

« 911, quel est votre problème? » 

- 10 :32. Quelqu’un se fait attaquer sous ma fenêtre. Maintenant.

Lorsqu’il surgit dehors, pourtant, il est seul.

Des branches, remuées par la brise, émettent un grincement sourd.

Ses yeux scrutent la pénombre à la recherche de ceux qu’il a vus de sa fenêtre ; mais la rue reste désespérément morte. Où sont-il passés ? Il n’a pourtant pas entendu de moteur, et les murs de l’hôtel ne sont pas si épais. Au loin, les sirènes ne tardent pas, suivies du cortège de gyrophares. Orage tente de repérer quelque vestige de l’altercation; en vain. Il doit se résoudre à aller au-devant des policiers, un peu embarrassé. 

« Nous ne rapporterons pas, cette fois. »

- Mais je vous assure… j’ai vu quelqu’un se faire agresser ! Ici même ! Ils sont peut-être encore autour, il faut regarder. 

La policière le toise avec dérision.

- Monsieur, vous n’êtes pas d’ici, vous, hein ? »

- Non, en effet. Mais je ne vois pas ce….

- Certains animaux ont un cri qui ressemble à celui des humains. 

Elle griffonne quelque chose. Si elle a le toupet de lui infliger une contravention, celle-là… mais non, en fait, elle ne fait que prendre son nom, que Maurice Orage donne à regret, lui qui était censé rester discret. Ça commence bien.

- On surveillera les alentours, pour toute activité suspecte. 

En regardant la voiture de patrouille s’éloigner, Maurice Orage a l’impression agaçante qu’elle n’en fera rien. 

Il a pourtant vu. Il ne s’est pas trompé. Une personne se tenait là. Pas un daim. Pas un raton laveur. Un humain. Une femme, même. Qui avait un téléphone. Qui avait peur, visiblement. Qui voyait son assaillant, tentait peut-être de le filmer, comme si de faire ça aurait pu la protéger. C’est arrivé très vite, mais il a quand même eu le temps de saisir. La silhouette noire. L’éclair blanc au bout d’un bras, le bras s’abattant sur la proie piégée, le oumph sourd de sa chute. Quelques feuilles roulent sur l’asphalte qui s’obstine à paraitre intacte, peu importe où il pose les yeux. 

Les arbres, les parterres de fleurs inertes semblent avoir avalé la scène et se tenir cois, complices du crime.

Il rentre dans l’hôtel, hanté par le froissement des chênes qui se balancent dans son dos.

Arrivé devant sa porte, il cherche un instant la carte-clé dans sa poche, sans la trouver, et soupire d’irritation. Elle a dû tomber lorsqu’il a sorti son téléphone pour appeler les secours. Quelques secondes impatientes s’écoulent alors qu’il tâte toutes les parties de son pardessus. Son pardessus si serré, pourquoi l’a-t-il tant serré? Une impression bizarre l’envahit. Ce doit être l’éclairage de ce corridor. Il n’avait pas remarqué qu’il était si glauque. C’est comme un mauvais film en noir et blanc. Il a l’inquiétante impression qu’il se regarde lui-même, jouant dans ce film, ignorant un drame terrible sur le point de survenir. 

Clic! Tiens, c’est étrange. La porte n’était pas fermée. Il la pousse d’un doigt. Elle entrebâille d’un grincement coupable. L’affreux pressentiment grandit. En plissant des yeux, il lui semble d’ailleurs que l’aspect de la chambre n’est plus du tout le même. Il est en nage maintenant. Et ce pardessus qui ne se laisse plus déboutonner. Il voudrait reculer, mais ne peut pas. Au tapis bouclé veut se superposer une route caillouteuse, pleine d’une poussière torride, qu’il chasse avec peine. Oh, non, s’il vous plaît, ce n’est pas le moment. Ce n’est d’ailleurs jamais le moment, mais là, vraiment, c’est malvenu. Autour de lui le fracas des tanks croquant le reg, la huée des hommes, et puis, et puis, à la fois le plus petit et plus épouvantable bruit de tous: le clic terrible, le clic atroce, tout près de son oreille, et la sensation du canon dur d’un kalachnikov contre sa tempe. Le souffle lui manque. Il cherche un appui sans le trouver et finit par rencontrer un pan de mur contre lequel il s’affale en gobant désespérément quelques lampées d’air. Et c’est à ce moment, ce moment chancelant pendant lequel il lutte de toute son âme pour rester dans cette chambre laide, dans cette réalité de cotonnades, plexiglas et dorures quelconques, c’est à ce moment qu’il l’aperçoit. Comme pour se moquer. La carte-clé, suspendue avec sa passe du ministère, sur laquelle son propre portrait-photo lui lance un regard narquois. En dessous, on peut lire : M. J. Orage, GAC-AMC, numéro d’employé XLOr77.


*


Maurice Jacquelin Orage est diplomate, et, plus précisément, ce qu’on appelle, dans le milieu, un diplomate de terrain. En fait, l’appellation interne est FS, abrégé de FSO, qui tient pour Foreign Service Officer, en anglais bien sûr. Les services de traduction de la Fonction publique canadienne proposent un bourgeonnant « Agent du service extérieur » que personne n’utilise en langage courant, sauf à deux occasions : en lettre d’embauche, et en avis de renvoi. Ou de mutation. Ce qui revient au même. Car le très humain département des Ressources humaines s’ingénie à imaginer mille moyens de rendre la vie dure aux éléments devenus indésirables, les inquiétant d’infinies contraintes jusqu’à ce que l’individu, conduit à bout, finisse par plier. Plier l’échine, les genoux ou, comme dans son cas à lui, bagages.

C’est ce que Maurice Orage a dû se résoudre à faire il y a quelques mois, après avoir reçu un de ces fameux avis de suspension. Il était aussitôt allé voir son supérieur immédiat, l’ambassadeur, qui lui avait platement confirmé la demande. La raison invoquée pour son rapatriement anticipé était si ridicule qu’elle pissait de mauvaise foi: blessure! 

Après avoir rendu service comme il le devait, avoir persuadé un chef de bande taliban de libérer leur otage, voilà que, de façon tout aussi charitable et bienveillante, n’est-ce pas, on le démettait de ses fonctions, le renvoyant tout de go au Canada et avec un coup de pied dans le derrière en prime. 

« Mais non, Maurice, vous savez bien qu’il n’est question que de votre santé. Je me préoccupe pour vous. » Quel hypocrite, cet ambassadeur! 

Mais rien à faire. Le médecin traitant de la mission avait fait tomber le diagnostic d’un coup de guillotine: SSPT. Les invalidités mentales sont les pires, parce que, quoiqu’on fasse, on ne peut les contester. Plus vous vous y opposez, plus vous donnez au camp adverse des munitions pour mieux vous descendre. Et le SSPT, le fameux syndrome de stress post-traumatique, a eu raison de plus d’un avant lui. Parce qu’il avait roulé dans le désert entouré d’un convoi militaire, arrêté et fouillé deux fois par la Police de la Vertu qui avait fait pâlir et bégayer son interprète; parce qu’il avait dû mettre une main dans sa poche pour l’empêcher de trembler irrépressiblement alors qu’il marchait vers les gardes armés de la tente, au risque de se faire descendre devant le premier signe de peur de sa part, parce qu’il avait eu une kalachnikov pointée directement sur son front,  à l’autre bout de laquelle un enfant à peine pubère n’attendait qu’un faux mouvement pour tirer; parce qu’il avait pensé à montrer son passeport diplomatique en preuve de son statut d’invité, que le terroriste avait examiné longuement sans expression avant de le jeter dans la poussière du sol; parce qu’il avait dû se pencher dans cette poussière pour le ramasser sans savoir s’il ne se redresserait jamais vivant… parce qu’il avait gardé son sang-froid, parce que le journaliste avait été relâché la tête toujours attachée au corps, ramené intact à l’ambassade sans pertes ni dégâts collatéraux… on le récompensait d’un rapatriement précipité, sans discussions : déporté, ou reporté illico vers un misérable pupitre de mélamine derrière trois cloisons modulaires dans l’affreux bloc brun de l’avenue Sussex. « Pour vous remettre », lui répétait-on du bout des lèvres. Comme si le faisceau friteux des vilains tubes d’éclairage du Ministère n’avait jamais aidé quiconque à se remettre de quoi que ce soit. 

C’est pourquoi, quand ce ratoureux de McBarry l’avait approché avec son halène d’ail et sa proposition farfelue d’une mission « ultrasecrète » à l’issue de laquelle on lui promettait un retour en règle à Islamabad, il avait accepté : retrouver une écervelée qui n’avait de spécial que le fait qu’elle soit disparue sans laisser de trace, comme tant d’autres écervelées par ailleurs, à la différence près que celle-ci semblait être née du bon côté de la clôture, pour une fois. Quelqu’un de haut placé, dont on refusait de lui dévoiler l’identité, avait entendu parler de son talent à ramener à bon port les brebis égarées par moult périples. À cause du journaliste. Disons tout de suite que les deux situations n’étaient pas tout à fait pareilles : entre récupérer un correspondant risque-tout que l’appât du gain avait poussé trop loin, qu’il fallait à tout prix extraire avant que les Talibans ne découvrent sa judéité, et qui braillait sa mère, assis à genoux la tête dans un sac de jute, et ramener par la main à ses parents bourgeois une jeune fugueuse en mal de vivre, il y avait un monde. En temps normal, il lui aurait ri au nez, à McBarry, et lui aurait suggéré du même coup de changer de marque de dentifrice. Mais c’est vrai, quoi. Pour qui le prenait-on?  Une gardienne d’enfants de riches? Et on le tenait dans le noir quant à ceux qui commandaient ce service? Oui, en temps normal, il lui aurait rétorqué qu’il détestait qu’on se moque de lui. Mais ce n’était pas le temps normal. Même si la tâche impliquait de venir ici perdre son temps à faire un travail que la police locale aurait sans doute fait bien mieux que lui. 

Ici : c’était la capitale du New Shetlands, l’extrémité la plus absolue, la plus éloignée, la plus fleurie, la plus conservatrice, la plus remplie de chiens-chiens toilettés et de joggeurs masochistes… la plus religieuse, la plus plate, la plus pharisaïque, bref, la plus gonflante du Canada. Pas étonnant que la jeune femme qu’il était censé retrouver en soit partie. Il aurait probablement fait pareil, s’il avait été jeune dans une province de retraités. Il avait imploré de faire ses recherches à partir des quartiers généraux. Mais non. On insistait. Il fallait absolument qu’il se rende sur place. Qu’il voie, qu’il constate, et qu’il trouve. 

Et c’est comme ça qu’il avait dû se résoudre à prendre l’avion. Ou plutôt, les avions. Parce qu’en plus, cette bourgade était fichue sur une île atteignable seulement par Bombardier de Q n’excusant aucun trou d’air.  Ce qui ne se laisse pas facilement oublier, quand on a le dos fragile. Le principe aérodynamique intensifié par la légèreté de l’aéronef à hélices jouait de lui tel d’un accordéon. Alors, pour ne pas y penser, il avait fixé le hublot. Contre le fond aquamarine, une poignée d’îlots scintillaient en diamants dans la lumière d’après-midi. Un vrai poster touristique, il fallait l’admettre. La plus grande terre, comme drapée langoureusement sur l'eau, altière, dominait les autres de sa verdeur obscène. L’avion avait tangué encore, et une montagne d’un brun rose, absolument parfaite, était venue compléter l’idyllique paysage. Pour peu, on aurait entendu le cri d’un dévoué Tattoo au loin : « Boss, da pléne! Da pléne! ».  Voilà, il y était, il arrivait, après plusieurs heures d’inconfort et de petite sueur agaçante le long de l’échine. Enfin, il la voyait en vrai passer sous l’ombre des ailes de l’avion. Elizabethville. Elizabetville s’offrait à lui entre ivresse et vertige dans une lascive pudeur en robe de soirée contre un ciel mourant couleur ventre-de-puce-émue. Une vraie diva, tous décolletés dehors, émaillée çà et là de longs et blancs suivez-moi-jeune-hommes dansant dans les vagues, splendidement étendue là. Belle. Désinvolte. Tranquille et invitante. Une étiquette mortuaire pendant à son gros orteil bleui.


*

(Extrait)                                                                 
















Comments

  1. ce deuxième extrait donne autant de plaisir que le premier, merci Marie-Fée.

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