Au goût de sel et de sang

     Aussitôt qu’il ouvre la porte, une brise ronde et marine vient se presser contre sa joue, le tirant par en avant, l’invitant doucement à mettre un pied devant l’autre. Maurice Orage s’engage dans une rue absolument déserte, qui s'enfile dans une autre, aussi déserte que la première. 22 heures à peine, mais il pourrait aussi très bien être 2 heures du matin, ce serait pareil. Cèdres taillés, jardinets, allées privées garnies de coupés de luxe : tout roupille dans la pénombre. 

     Elizabethville, tu as le sourire coupable d’une petite fille prise la main dans le sac qui feint l’innocence. Mais tu caches un gros méchant secret. Et je finirai bien par le découvrir. 

     Les hauts arbres tordus, ces fameux Chênes d’Aylmer qui font la réputation de la petite baie éponyme, oscillent en craquant au-dessus de sa tête. Dans l'ombre, leurs branches noueuses deviennent des doigts arthritiques suppliants s'allongeant vers lui. Il distingue alors, porté dans la distance par le vent, un ululement singulier. En s’approchant encore, il remarque que ce chant énigmatique s’accompagne par d’industrieux tintements au galop métallique. 

     Il marche à la rencontre de ce bruit. Bien vite, il se retrouve devant la mer. Enflée, odorante, inévitable. Chaque route finit par mener vers elle ici. Ses pas suivent tout naturellement cette passerelle qui descend vers la grève où a été emménagé un petit embarcadère. Le long de l’eau, une lumière saute et danse sur les vagues sombres, de l’autre côté de la baie : c’est l’enseigne pompeuse du restaurant de la Marina, le She Sells Sea Shells. Orage comprend alors que l’incantation cabalistique qu’on entend vient de là. Ce sont les mats des voiliers amarrés qui deviennent des flûtes nocturnes géantes, et les haubans qui les chapardent produisent l’effet d’applaudissements sourds tout à fait effrayants. 
On dirait une congrégation de harpies en train de débattre de quelque dessein funeste dans une chambre des communes à ciel ouvert. Le diplomate reste un instant debout, immobile, saisi par le mystère de cette illusion auditive. Les masses d’air qui continuent de se déplacer autour de lui semblent le prendre dans leurs bras, et il ne sait plus s’il devrait éprouver malaise ou bien-être.

     Le spectacle de cette mer parfaite se perdant dans le noir d'un ciel sans reproches achève le travail. Une partie de lui a envie de s’apitoyer, de choir à l’idée qu’il est rendu ici, aux confins d’un premier monde léché et superficiel, lui qui, il n’y a pas si longtemps, arpentait de bord en bord le terrain, le vrai, celui des pros, celui autrement plus ardent des régions sales et déshéritées du monde, là où ça pète, là où la misère galopante ravage la vie et dont les bien lotis qui vivotent ici n’ont pas le début de l’ébauche de la première notion. L’année dernière à pareille date, quand il  longeait un fleuve asseché sur une route poussiéreuse en convoi blindé, en chemin vers une délicate libération d’otages avec un chef de bande taliban, si on lui avait dit qu’il se retrouverait l’année suivante errant sur une grève de l’Ile de la Reine à s’émouvoir de la plainte fantomatique de quelques bateaux mis à quai comme lui, il ne l’aurait jamais cru. Et pourtant. Les missions et dangers de sa vie passée lui semblent encore si importants, et, à la fois, de moins en moins réels. 

     Tout à coup, il entend, tout juste derrière son épaule, un Hey lent et dansant comme on les fait par ici. Il sursaute, se retourne. À
 quelques pieds de lui, accroupi dans le remblai rocailleux, quelqu'un le contemple. 

-       C’est étonnant, n’est-ce pas? le bruit que ça fait. 

     Elle a une belle voix douce marquée de l’accent de la côte.

- Je ne vous avais pas vue.

-       Moi, si.

     D’où il se trouve, il ne perçoit que son visage, blanc, lunaire contre des cheveux sombres. Lentement, la jeune femme sort de sa poche une cigarette qu’elle allume sans cesser de soutenir son regard, puis souffle la fumée de côté. 

-       Vous savez, ajoute-t-elle comme pour le mettre à l’aise, vous n’êtes pas le seul à venir vous consoler ici. Et, comme il ne répond rien, elle continue: on pense qu’il n’y a personne dans ce trou le soir mais si on se planque ici, ça n’est pas long qu’on les voit défiler… les peines en tout genre… Remarquez, le site est parfait pour ça.

- Vous êtes une habituée du lieu, vous, on dirait.

-       On peut dire ça. 

     À ces mots, elle penche légèrement la tête dans une sorte de tic nerveux en direction de la mer, exposant la partie rasée de son crâne et quelque chose de brillant à son oreille. 

     Au loin, les bateaux chahutent et applaudissent de plus belle.

-       J’aime ces bruits. C’est comme une musique. Vous ne trouvez pas? 

     Son sourcil droit est orné d'un anneau, discerne-t-il. C’est une milléniale. Une milléniale modèle première génération, mais bel et bien une milléniale, pas de doute. Que peut-elle bien faire là, comme coincée dans l’éboulis ? 

     Il n’a cependant pas le temps de s’y attarder. Un autre coup de vent crache quelques vagues plus intrépides jusque sur la rampe d’accès où il se tient, l’obligeant à trouver refuge plus près des rochers d’où son interlocutrice n’a pas bougé d’un millimètre. 

- Crisse! Ça niaise pas!

-       Lolle.

     Le diplomate regarde ses souliers et le bas de son pantalon tout trempe.

- Vous pouvez bien rire. Je ne suis pas d’ici, moi.

-       J’avais compris ça! 


     Elle porte sa cigarette à ses lèvres.

     Un long quart de minute s’écoule, pendant lequel ils se dévisagent en silence. Elle a des yeux extrêmement pâles, dont les iris brûlent un peu quand ils vous percent. 

-       Toi, donc, c’est quoi ton deuil? 

     La hardiesse de la question le surprend un peu.
 
- Qu’est-ce qui vous fait penser que j’ai un deuil?

-       Sais pas. T’as la face d’un type qui a vécu des choses. 

- Peut-être bien. Mais je ne serais pas le seul. 

     Elle tire sur sa cigarette lentement, avec ce geste de lèvre inférieure qu'ont parfois les fumeurs, et qui leur confère une moue dédaigneuse, laissant la fumée s'échapper 
par ses narines en filets de dépit.  "Mangez le un pourcent!", laisse-t-elle échapper.
 
     La nuit s’agite encore un peu, puis finit par se calmer. Une lune laiteuse passe entre deux nuages. La milléniale écrase son mégot contre la roche. 

-       Attends… tu as entendu ça? 

     Il tend l’oreille. Quelque chose a remué les cailloux de l’autre côté de la digue, semble marcher, s’arrête.  

- Oh, c'est un autre deuil qui vient au rendez-vous! Tente Orage à la blague.

-       … Chut!  

     Ils restent un instant à se toiser sans se voir, tentant de discerner le bruit par-dessus le clapotis de l’eau. Le diplomate fait un geste vers l’avant mais une main le retient par le bras.

-       Monsieur…! Bouge pas! 

     Et alors, devant eux, majestueux, souple, comme suinté des rochers, un cougar traverse le rayon de lune. Orage n’en avait jamais vu un d’aussi près, et c’est assez impressionnant. Le félidé passe tout droit sans s’arrêter. À peine a-t-il tourné la tête en leur direction, avant de remonter la jetée vers l’autre côté des roches. Orage et la jeune femme retiennent leur souffle, n’osant broncher d’un poil. Au loin, les haubans s’exaltent encore, comme s’ils se félicitaient de la scène qui, soudain, a pris un tournant moins drôle.

     Au bout d’un moment qui semble interminable, Orage jette un coup d’œil en direction de la passerelle d’où il est arrivé tout à l’heure, et calcule que la voie est libre. Il ose un pas; l’animal n’est plus en vue. Pour l’instant. Il fait un signe du menton à la jeune femme de le suivre. Or, celle-ci ne bouge pas. Il se retourne et lui tend la main. Mais ce sont ses coudes qu’elle soulève plutôt, alors qu’elle se propulse vers l’avant. Le reste de son corps, jusque-là caché, apparaît alors dans la flaque de lumière et Orage comprend. 

-     Monsieur, aide-moi...

     Il se glisse derrière elle et saisit les poignées en métal. Ils s’engagent sur l’embarcadère. Il voit par où cette jeune femme a dû rouler:  un appontement de bois, sur le côté, offre une surface plus plate mais certainement bruyante. Il la pousse plutôt dans le petit chemin de terre par lequel il est descendu, et la propulse vers le haut, par-dessus les cailloux. Elle est si légère en fait, et son fauteuil si basique qu’il arrive presque à la soulever. En quelques enjambées, ils ont rejoint le trottoir, et en quelques autres, traversé la rue. Un peu plus loin, la flaque lumineuse d’un réverbère leur indique le chemin vers plus de sécurité. 

     Ils avancent ainsi sans se parler, Orage toujours poussant le fauteuil.

     Dans leur dos, au loin, le She Sells Sea Shells ricane dans des rafales de câbles déchainés.

-       Merci monsieur de ne pas me laisser seule.

-       Je vous raccompagne? 

- Ce n’est pas habituel.

-       J’ose le croire! Surréel! 

- N’en mettons pas trop. C’était probablement à cause de la carcasse d’un animal. Fort probablement un phoque. Ça arrive. Ce n’est pas fréquent, mais ça arrive. Que fais-tu?

-       Je le signale. 

- Range ton cell. Tu pourrais te coller une amande salée si tu déranges les services de secours pour rien. 

-       Vous appelez ça rien, vous, un puma géant? 

Elle rigole.

- T'es vraiment un nouveau, hein? Elle s’interrompt un instant, prenant la mesure de ce qui vient de se passer. Un sourire traverse son visage. 

-       Où habitez-vous? 

     La jeune femme fait un signe du menton en l’air, comme pour désigner un lieu vague derrière elle. Et derrière, la rue offre une façade de manoirs chics, repliés derrière les arbres, et protégés de hautes grilles toutes plus élégantes les unes que les autres.  

     Ils avancent un peu plus loin le long du trottoir, jusqu’à la porte cossue d’une de ces clôtures. La jeune femme applique alors sa paume à plat sur la plaque du détecteur et le portail s’entrouvre le temps de la laisser se faufiler à l’intérieur d’un vigoureux coup de bras tatoué.

     « Mange le un pourcent! » ne peut s’empêcher de railler Orage en voyant la demeure impressionnante qui dort derrière elle. 

- Fais pas chier. 

     Elle se retourne, poussant les roues d’un geste habile. Le diplomate reste là, les bras ballants, comme s’il aurait pu lui être encore utile de quelque façon, maintenant que la grille les sépare. Que peut-il arriver de toute façon, qu’un autre chat sauvage surgisse des bosquets de bégonias?

- Hé, monsieur...
 Sa voix s’est radoucie. Merci, hein! 

     Deux coups de roue, et l’obscurité l’a ravalée. 

     Ce n’est que trois coins de rues plus loin qu’Orage se rend compte qu’ils ne se sont même pas présentés. 


*



      Parfois, il arrive que l’univers, cet infatigable engin à pistons poussant et crachant de toutes parts, gèle sur lui-même et s’interrompe, à la manière d’un internet sur forfait économique en région éloignée. Dans ces moments, ceux qui le peuplent, temporairement libérés de la trame qui les coud inexorablement les uns aux autres, en ressentent d’un seul coup tout l’abrupt soulagement. Ils flottent alors dans une félicité aussi calme qu’imprévue. Or, pour ces petits êtres humains, tenter de décrire un tel état de grâce, c’est déjà l’entamer, c’est déjà le faire fuir. Et c’est peut-être pour cette raison que personne n’en parle jamais. On dit parfois qu’un ange passe, que le temps suspend son vol, ou autres figures de style du même acabit. Ce ne sont que de pâles allusions au véritable phénomène.  Car, en réalité, tout permet de croire que pendant ces interruptions de services, l’univers saute de sillon, s’immisçant dans une voie parallèle de la même façon qu’un capteur wifi surfe de réseaux en réseaux selon leur disponibilité respective, sans que l’utilisateur n’en ai nécessairement conscience. Tout ce dont il aurait besoin serait alors un point unique, aussi petit soit-il, comme antenne, par laquelle se tordre, se contracter, passer pour se projeter de l’autre côté à nouveau dans toute sa majestueuse plénitude : le chas d’une aiguille, le bœuf d’un œil, l’œil d’un tigre … ou bien, à défaut, l’œil d’un cougar.

     Or celui qui nous intéresse avait vu, de cet œil, pourrait-on dire, de lynx, les deux humains sur la grève. Elle – car il se trouve que ce fût un elle -  les savait là; leur puanteur nauséabonde était difficile à ignorer. Ce qui l’avait attirée cependant se trouvait de l’autre côté, irrésistible comme une bonne aubaine que chaque ondulation du vent lui promettait. Elle a donc attendu, un peu en retrait, puis, quand elle a estimé la voie libre, c’est-à-dire lorsqu’elle s’est aperçue que les humains ne risquaient pas de lui bloquer le passage, elle s’est décidée. Ses pattes agiles ont sauté de roc en roc entre les vagues, et, en quelques bonds, elle a atterri de l’autre côté, hors de leur vue, et devant le festin promis. Pour certains, en effet, le changement de réseau décrit plus haut s’avère ainsi fort avantageux.

     Pour d’autres, malheureusement, ça l’est moins. Quelque chose arrive – un bug dans le système, une erreur de code, peut-être. Qui sait? Le résultat n’en demeure pas moins, pour ces quelques malchanceux, dans les faits, des plus regrettables. Ces abonnés se voient soudain abruptement et irrévocablement privés de service; ils ne passent pas le chas, ni l’œil, mais plutôt l’arme. À gauche, pour être plus précis. Ainsi cette Mlle Hall. Pas de chance, vraiment. Remarquez, on avait souvent dit qu’elle n’avait pas de nez non plus : qu’elle choisissait mal ses amants, ses fréquentations, même ses boulots. Ce petit nez qu’elle poudrait d’ombre « contour » jusqu’à seize, vingt fois par jour avant de faire un bullseye dans la caméra de son téléphone. Ce nez qu’elle destinait à un relooking rhinoplastique, un jour. Ce nez enfin dont elle n’aurait plus jamais à se soucier, une partie se trouvant maintenant en bonne voie de digestion au fond du ventre d’un cougar femelle que la gestation récente rendait moins exigeante que d’habitude.  

     Car elle était rendue là, Mlle Hall. On dit elle, mais, entendons-nous, il s’agit de cette partie d’elle qui avait survécu au saut de l’univers, qui était restée de ce côté-ci de la réalité. Sa dépouille, autrement dit – ou, si on veut être encore plus précis, la pelure restante de sa dépouille, gisait, ouverte, retournée comme une chaussette sale et abandonnée, exsangue, tous boyaux dehors, au régal de crocs charognards. En plus du nez, un œil avait également été croqué, et, malgré ce détail, croyez-le ou non, elle avait encore collé sur la face cette expression niaise qu’on lui avait tant vue adopter sur divers réseaux sociaux, cette note superficielle qui lui donnait l’air de quémander des câlins virtuels. « N’oubliez pas de cliquer j’aime au bas de l'écran, c’est comme si vous me bécotiez à chaque fois ». 

     Hé bien. Au pied du brise-lames, partiellement dissimulée dans la rocaille et la nuit noire, le seul baiser qu’elle ne recevra plus à présent sera celui, mouillé, de la marée montante qui vient lui apposer un J’aime final au goût de sel et de sang.


*
                                                                                                                                                     (Extrait)

 

Comments

  1. Merci miss Marie-Fée. me doute que ce son : ''She Sells Sea Shells'' viendra révéler quelque chose dans l'histoire. 3 fois dit, trois fois fredonné ici.

    oh hey (lent). hey lent. élans naissent : tchack-tchack, avec mon tambour micmac, faire une chanson lentement commencée, rythmée, à laquelle ajouter pour faire sourire, ces mots en P, qu'il faut dire vite vite moult fois sans enfarger sa langue : piano-panier, pianio-premier, piano-prenant.

    dire qu'il faudra attendre des jours, des décennies d'instants, des lunes, des trimestres entiers peut-être, pour retrouver les haubans qui me rappellent mon chez mois okois, la mer de ma convalescence enfant, la dame à roulettes que je suis parfois car les cycles ressassent les ressacs, découvrir le diplomate que j'ai hâte de suivre entre les points et les alinéas même si je crains bien sûr de détester Orage.

    chanceux l'cougar, manger l'oeil, avaler la vesse ultime et croquer la fesse de la mièvre poupounne venue tomber, volontaire et puis... épuisée, s'échouer sur la rive des endeuillés.



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